CHAPITRE 18

  Beeka c’est le quartier où ceux qui ont tout perdu dans les casinos du Smith peuvent espérer se refaire en misant une part d’eux même. Tous les enjeux sont permis ici bas. J’ai vu des hommes et des femmes perdre un œil, un rein, voir pire encore sur un coup de dés ou une partie d’écarté.

J’ai vu des putains abattre des journées de cinquante à soixante clients, des putains devenir riches à millions, des putains battues à mort par leur mac qui leur reprochaient de mal sucer le client. J’ai vu des hommes broyés dans des containers à ordures parce qu’ils n’avaient pas compris qu’une dette de jeu ne dure que 24 heures, j’ai vu des hommes prêt à vendre leurs enfants pour une dose, j’ai vu des hommes qui acceptaient ce paiement.
De nuit, les néons brillent si fort et si rouge, que les rues se couvrent d’un sang électrique qui colle aux semelles. Il y a des vitrines humaines, des vitrines de bouffe, de matériel informatique, de vêtements, de meubles… avec des hommes et des femmes endormis sur chaque fauteuil, chaque canapé, chaque matelas de démonstration. Il y a les odeurs des kebabs, les parfums des ramens , le cliquetis crissant des carapaces d’étrilles que l’on broie avant de les griller à la flamme de gaz, la molle ondulation des soupes de méduses… J’aime les effluves de tabac, les remugles d’égouts qui vomissent le purin de cette jungle.
J’ai plongé dans ce maelstrom de vie grouillante. Montant dans des fumeries d’opium au quinzième étage du 112 Billabong, m’enfouissant dans des latex club au sixième sous sol du 22A Guomindang road, j’ai éclusé des bars entiers, vidant Sark sur Sark, mélangeant l’éther et les pilules d’amphétamines. Je vivais à nouveau.
Il y avait toujours cette même odeur, faite de peur, de sperme obscur, de tabac tiède, de sueur rance, et surtout ce parfum d’excitation de la nuit ouverte. J’entrais dans des caves où le sursaut lourd et hurlant de la grosse caisse aspirait le cœur en un battement synthétique. Des corps gesticulants dans des nuages de fumées blanches, les rayons verts et bleus des lasers, des camés écroulés sur les pissotières noires et blanches des backroom. Des rires, des chuchotements, des mains sur le corps. La nuit souterraine lâchait ses créatures à peine ébauchées, où un mot vaut une promesse, une caresse un souvenir érotique. Chaque marche descendue rapprochait de l’enfer et du paradis.
Je traversais des places couvertes de tentes éclairées de flambeaux, beige et tabac, des buffets tendus de blanc sur lesquels cent bouches affamées se ruaient sous une musique arabe. Je forçais des appartements où des grouillements de salarymen chantaient la joie et le malheur du monde devant des écrans karaokés, en engloutissant des brasseries entières. Je marchais sur des fêtards épuisés de drogues et de lucre, je bousculais des files de pied de grue devant des boîtes aux portes closes.
C’était ma nuit. La grande, la belle. Celle qui braille et qui gueule.
À boire, à boire !!!
Je veux ma dose d’hérésie, ma dose d’ambroisie !
Réveille nos âmes mortes et nos passions éteintes.
Grace soit faite au ciel électrique qui nous protège de l’obscurité.
Je marchais dans cette nuit, de sous-sols en terrasses, de plain-pied en lointains étages. Et partout, j’ouvrais des portes closes à coups de pieds, fermais des bouches trop souriantes avec mes poings, renversais des tables, des tabourets et des vidéo-box. Je bousculais tout ce qui se dressait devant moi. Je déchaînais la peur et la souffrance ! L’ange exterminateur ! J’étais la loi !
Certains, déjà roués et bien connus de mes services, me choyaient, excusaient mes coups et le sang coulant du front de leurs clients. Des tonnes d’hypocrisie pour ne pas gâcher leur commerce de nuit : « Encore un verre, commissaire ! »
Et moi je prenais tout et ne rendais rien. Seuls des aboiements de bête fauve. Le phosphore blanc, bordel ! Le phosphore blanc ! Qui l’a vendu ?
« Encore un fix, commissaire ! »
Qui, connard à pattes, qui m’a tué mes petits boosters ?
« Encore une dose, commissaire ! »
J’avais mes poings américains. Mon tuyau de plomb et mon Taurus Raging Bull . Et surtout, dix ans de cage derrière moi…
Je voyais les couloirs tanguer et les murs onduler. Je défonçais les comptoirs.
Parfois, dans l’obscurité d’un coin de mur, dans le lent voyage d’un escalier, je croisais mes inspecteurs.
« Ça va, commissaire ? »
Les jointures des poings étoilées.
« On n’a pas encore trouvé les salauds qui vous ont amochés, mais on va y arriver. »
Les cravates défaites.
« On vous offre un verre, commissaire. »
Le sang goutant de leurs sticks.
« Vous n’obtiendrez plus rien ici, commissaire, avec ce qu’on leur a mis, ils n’ont plus rien à cracher. »
Le sourire aux lèvres.
« Vous voulez qu’on vous accompagne, commissaire ? »
La sueur en arc-en-ciel sous les bras de chemises.
« Y ne savent plus quoi baratiner, ces pédés, commissaire. C’est le troisième qui me balance Mentor. »
À moi aussi, dans ma furie, on me lançait le nom de Braban Mentor. Mais ça ne tenait pas debout, bordel ! Braban ne pouvait pas travailler contre Quinte !
Je hurlais dans les cris des teuffers, dans les bronches des dormeurs, dans l’opacité des murs de fumées : « Retournez-moi Beeka de la cave au grenier, mes chiens ! Faites les suer de peur et de douleur ! Ni pitié, ni compréhension ! À la schlague les réponses ! À la schlague ! ».
On a déboulé sur les pistes en terre des combats de coqs, bouffé leurs plumes et arraché leurs ergots, on a ravagé les books dans les caves sous les égouts, balancé les plateaux verts et les mises. Pire que Gengis Khan.
On ravageait la fange, on touillait la grande merde des bas-fonds. Hardis les hommes, hardis ! Faites rendre gorge à la vermine ! Qu’ils crachent leurs dents et leurs secrets ! Nous sommes la loi et nous exigeons de tout savoir.
Pour nous calmer, des patrons de boîtes nous couvraient de bouteilles, nous offraient des filles, des hommes, des chiens… pour l’amour du ciel et notre départ, ils nous recouvraient d’or. Mais macache, mes drôles. Donnez-moi un nom, et je m’évanouis dans la nuit de vos cauchemars.
« Braban Mentor ! Braban Mentor ! Braban Mentor ! »
Partout, dans chaque cul de basse-fosse, dans chaque rivière de lit, sous les galetas crasseux des marchands de sommeil, entre les cuisses humides et moites des putes à vingt sacs, dans l’obscur rectum des pédés rempli de foutre, ce nom revenait.
Le phosphore, c’était lui !
Les gamins, c’était lui !
Et nous matraquions de plus belle. Faisant craquer les mâchoires. Pulvérisant les pommettes. Détruisant les arcades. Le sang giclait sous nos pieds et dans nos verres de Vat 77, des étoiles rouges se déployaient.
La lune absente gagnait doucement son antre de jour, mais la nuit profonde et souterraine de Ouang ne finissait pas. Tant que nous ne l’aurions pas décidé, nous étions les ténèbres.
À coups de pompes nous faisions bouler les clients dans les escaliers. Des miroirs jusqu’au plafond dans les boîtes à partouze ont volés sous les tabourets.
Quelle belle nuit.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire